Par Robert Attal et Claude Sitbon Les juifs de Tunisie ont constitué
pendant des siècles l'une des plus anciennes communautés de la diaspora,
jouant un rôle de carrefour, attirant et assimilant les apports eTDniques
de tous les horizons. L'écrivain Albert Memmi, originaire de cette communauté,
écrit : " Quand je sus un peu d'histoire, j'en eus le vertige ; Phéniciens,
Romains, Vandales, Byzantins, Berbères, Arabes, Espagnols, Turcs, Italiens,
Français, j'en oublie et je dois en confondre. Cinq cents pas de promenade
et l'on change de civilisation." Les origines On ne
peut dater avec certitude les premiers établissements juifs à l'est
du Maghreb. Peut-on les faire remonter à l'époque où la flotte
du roi Salomon s'associait à celle de Hiram, roi de Tyr, pour entreprendre
de lointaines expéditions vers le pays de Tarshish ? Peut-on attribuer
leur installation à la destruction, en 586 av. J.-C. du Premier Temple
par Nabuchodonosor qui força les juifs à prendre le chemin de l'exil
et à s'établir en Babylonie, et Égypte et ailleurs ? Doit-on
plutôt la rattacher au mouvement d'émigration qui se développa
au lendemain de la conquête de la Judée par Alexandre, à la
faveur de l'hellénisation du monde antique ? Après la conquête
romaine en 146 av. J.-C., la population juive de la province d'Afrique se fit
plus nombreuse. À ceux déjà implantés dans le pays
s'ajoutèrent ceux venus de Rome où une colonie juive est attestée
depuis la fin du IIe siècle avant l'ère chrétienne et ceux
de Judée après la prise de Jérusalem par Titus en 70 ou de
Cyrénaïque après l'écrasement de la révolte juive
de 115-117. La population juive s'accrut encore par la conversion d'autochtones
de race berbère, parmi lesquels les juifs de souche avaient déployé
un vigoureux effort de prosélytisme. La présence de juifs
dans l'Afrique romaine est évoquée par des auteurs comme Tertullien
et Saint Augustin ; par les inscriptions juives ou judaïsantes que l'on a
retrouvées dans plusieurs endroits ; par les vestiges de la nécropole
juive de CarTDage et de la synagogue de Naro ; ou encore par le Talmud de Babylone
et celui de Jérusalem qui rapportent les opinions de rabbins de CarTDage,
R. Abba et R. Hanina. Les juifs jouirent longtemps dans l'Afrique romaine
d'un statut favorable qui leur reconnaissait des droits égaux à
ceux des païens et leur permettait de se conformer en tous points aux prescriptions
de leur religion. Il n'en fut plus de même lorsque le christianisme fut
érigé en religion d'État. Ils firent alors l'objet de diverses
mesures discriminatoires, furent exclus de toutes les fonctions publiques, leur
prosélytisme puni de lourdes peines et la construction de nouvelles synagogues
interdite. Sous la domination vandale au Ve siècle, toutes ces mesures
furent abrogées. Mais la reconquête byzantine fut suivie d'une politique
d'intolérance : les anciennes mesures discriminatoires furent remises en
vigueur, les synagogues transformées en églises, le culte juif proscrit
et les juifs contraints de se convertir au christianisme. Persécutés
dans les territoires sous hégémonie byzantine, ils quittèrent
alors les grandes villes pour aller s'établir dans les régions montagneuses
et aux confins du désert, au milieu des populations berbères, et
firent parmi elles de nouvelles conversions au judaïsme. Après
la conquête arabe La conquête arabe du VIIe siècle
se heurta longtemps à la résistance farouche des Berbères.
À la lutte contre les envahisseurs prirent une part active des tribus berbères
judaïsées avec, à leur tête, la reine de l'Aurès,
la Kahéna, dont l'historien Ibn Khaldoun affirme qu'elle était juive.
Les conquérants arabes finirent par se rendre maîtres du pays. Ils
contraignirent par la force des armes les populations païennes locales à
se convertir à l'islam, mais reconnurent aux " Hommes du Livre ",
adeptes du monoTDéisme - juifs et chrétiens - le droit de pratiquer
leur religion à condition de verser une capitation, la jezya, en retour
de la protection ou dhimma, et d'un statut inférieur à celui des
musulmans. Les juifs de l'ancienne province romaine d'Afrique – l'Ifriqiya
- bénéficièrent de conditions de vie clémentes sous
les dynasties aghlabite, fatimide et ziride. Ils vivaient dans la capitale, Kairouan
- où des textes font mention d'une hara al-yehoud - mais aussi à
Sousse, Mahdia et Gabès. Les innombrables documents de la Geniza du Caire,
qui ont renouvelé nos connaissances du monde musulman au Moyen Age, témoignent
du rôle que jouaient les juifs dans l'économie de l'Ifriqiya et plus
particulièrement dans ses échanges par terre et par mer avec Erets-Israël,
l'Espagne et la Sicile, 'Egypte et l'Inde. Les études talmudiques s'épanouirent
sous l´impulsion de Houshiel b. lhanan ; le médecin et philosophe Itzhak
b. Sulayman Israeli, né au Caire mais établi à Kairouan,
attacha son nom à des traités médicaux qui firent longtemps
autorité et à des œuvres philosophiques d'inspiration néo-platonicienne.
Son disciple, Dounash ben Tamim, grammairien et philosophe, composa un important
commentaire du Sefer Hayetsira, l´un des plus anciens monuments de la Kabbale
; le savant Nissim b. Jacob a laissé, entre autres, un recueil de contes
édifiants intitulé Hibbur yaffe meha-yeshua (ou " Livre de
la consolation ") qui constitue le premier livre de contes de la littérature
juive médiévale. Vers le milieu du XIe siècle, l'Ifriqiya
fut secouée par l'invasion hilalienne. Les tribus des Bani-Hilal, cantonnées
jusque-là en Basse-Egypte, s'abattirent sur l'Ifriqiya, dévastant
tout sur leur passage. Les Arabes hilaliens parvinrent en 1057 à s'emparer
de Kairouan en forçant la plupart de ses habitants juifs et musulmans à
se réfugier dans les villes côtières : Mahdia, Sousse et Tunis.
C'est alors, semble-t-il, que la communauté juive de Tunis qui, selon la
tradition orale, s'était formée à l'époque du jurisconsulte
Sidi Mahrez (c. 1022), s'épanouit à la faveur de la paix relative
dont jouissait la ville tandis que le reste du pays était en proie à
l'anarchie. Vers le milieu du XIIe siècle, le souverain marocain
Abd el-Moumen gagné à la doctrine intransigeante almohade et décidé
à la faire triompher, entreprit la conquête de tout le Maghreb. Ayant
franchi les frontières de l'Ifriqiya, il n'eut pas de peine à s'en
rendre maître en 1160.Dans toutes les villes soumises à son autorité
il invita les juifs comme les chrétiens à choisir entre la mort
et la conversion à l'islam. Des additions à une élégie
du poète Abraham Ibn Ezra font état des épreuves que traversèrent
alors les communautés de Tunis, Sousse, Mahdia, Sfax, Gafsa, Gabès
et Djerba. Partout les juifs furent contraints de se convertir et tout en professant
extérieurement l'islam, ils restèrent fidèles au judaïsme
qu'ils continuèrent d'observer en secret. Les Almohades imposèrent
à tous les juifs du Maghreb un signe distinctif, la shikla, et des vêtements
de forme et de couleur spéciales permettant de les reconnaître. Maïmonide
qui traversa la Méditerranée vers 1165 pour se rendre en Egypte,
fit escale à Djerba. Il mentionnera brièvement la communauté
juive résidant dans l'île et en dira peu de bien. Aux XIIIe et XIVe
siècles, la dynastie des Hafsides présida aux destinées du
pays, faisant de Tunis leur capitale. Ses souverains revinrent à une conception
plus libérale de l'islam. Juifs comme chrétiens furent de nouveau
soumis au statut traditionnel des dhimmis : astreints à la capitation et
objets de discriminations vestimentaires, mais ne subissant pas d'entraves à
leurs activités professionnelles. Ils exerçaient les métiers
d'orfèvres, de teinturiers, de tailleurs, comme en témoigne l'onomastique
juive; ils jouaient un rôle notable dans les relations avec l'étranger
; ils étaient appelés à exercer certaines charges officielles,
telle celle de " grand douanier " généralement confiée
à un juif. Ils pouvaient en toute liberté exercer leur culte. Comme
aux premiers siècles de l'islam, les communautés juives bénéficiaient
d'une relative autonomie qui leur permettait de s'administrer et de satisfaire
leurs besoins en matière cultuelle et sociale. Les études talmudiques
furent favorisées par les contacts qui s'établirent avec les savants
rabbins d'Alger, consultés par les communautés tunisiennes sur de
nombreux points de droit. Ce sont d'ailleurs les " responsa "
des décisionnaires d'Alger qui constituent l'une des meilleures sources
d'information sur les juifs de Tunisie sous les Hafsides. A la fin du XVe
siècle, les juifs chassés d'Espagne et du Portugal par les rois
chrétiens furent nombreux à trouver un refuge dans le Maghreb musulman.
Mais les judéo-espagnols se portèrent davantage vers le Maghreb
oriental. Le petit nombre de ceux qui vinrent s'établir en Tunisie expliquent
qu'ils n'aient pas tardé à se fondre dans la masse des juifs indigènes.
Au XVIe siècle, Turcs et Espagnols se disputèrent la possession
de la Berbérie orientale. Les juifs furent éprouvés au cours
des combats que se livrèrent les deux puissances ennemies, mais ni plus
ni moins que les autres segments de la population locale. Lors de la prise de
Tunis par les Espagnols en 1535, de nombreux juifs furent faits prisonniers et
vendus comme esclaves dans plusieurs pays chrétiens. Cependant, durant
les quelque quarante ans que dura l'occupation espagnole, il ne semble pas qu'elle
ait donné lieu à la persécution systématique des juifs.
Les deys et les beys Après la victoire des Turcs
sur les Espagnols en 1574, la Tunisie devint une province de L'Empire ottoman
qui accéda peu à peu à une autonomie de fait sous les premiers
deys, les beys de la dynastie mouradite et ceux de la dynastie husseinite. Sous
les deys et les beys les juifs jouèrent un grand rôle dans les échanges
commerciaux avec l'étranger. En relation d'affaires avec l'Europe, ils
sont des intermédiaires efficaces dans la rédemption des chrétiens
capturés par les corsaires barbaresques et réduits en esclavage.
Ils sont les seuls à exercer les métiers d'orfèvre, de bijoutier
et de joaillier, mais exercent aussi, comme les musulmans, ceux de tailleur, teinturier,
cordonnier ou menuisier. Les souverains font souvent appel à eux, leur
confient même le monnayage de l'or et de l'argent. Aux XVIIe et XVIIIe
siècles, les juifs faisaient toujours l'objet de mesures discriminatoires
: la chechia qui leur servait de coiffe devait être de couleur noire à
la différence de celle des musulmans, rouge. Les juifs italiens qui s'habillaient
à l'européenne, portaient des chapeaux ronds comme les marchands
chrétiens mais au début du XIXe un bey leur imposa le port d'une
calotte blanche. Les juifs étaient toujours astreints au paiement de la
capitation. Ils devaient s'acquitter d'impositions supplémentaires chaque
fois que le Trésor du prince était en difficulté. De plus,
ils étaient périodiquement requis d'accomplir des travaux d'utilité
publique et se voyaient imposer des corvées. A la fin du XVIIIe Hammouda
Bey alla jusqu´à leur dénier le droit d'acquérir et de posséder
des propriétés immobilières. De nombreux juifs d'origine
espagnole ou portugaise établis à Livourne entretenaient des relations
commerciales avec la Tunisie, où certains venaient résider et faire
souche. Ces " Livournais " ou Grana se firent de plus en plus nombreux
au cours du XVIIe siècle et prirent une large part aux activités
de la population juive. Comme dans le passé ils pouvaient professer leur
religion sans entraves, s'organiser en communautés pour faire face à
toutes leurs dépenses en matière de culte et d'assistance. Cependant,
confinés avec les juifs indigènes dans les venelles étroites
de la hara de unis, les Livournais supportent mal cette promiscuité. La
méfiance des autochtones à leur endroit et les incompatibilités
de mœurs seront à la source d'une séparation de fait des deux communautés
en présence, les Twansa (ou Tunisiens) d'un côté, les Grana
(ou Livournais) de l'autre. Véritable schisme qui aura lieu en 1741 : chaque
communauté aura désormais ses synagogues, ses écoles, ses
boucheries rituelles, son tribunal rabbinique, sa caisse de secours et son cimetière.
Dans les autres villes de Tunisie, toutefois, les mêmes institutions communautaires
continuèrent à servir l'ensemble de tous les fidèles. Le
XVIIIe siècle vit l'essor des études talmudiques dans toutes les
communautés de Tunisie, et plus particulièrement à Tunis.
C'est alors que les juifs de Tunis se rendront à Livourne pour faire imprimer,
parrainés par des mécènes tels les Roa et les Chemama, les
oeuvres manuscrites de leurs maîtres. Plus de cent ouvrages verront le jour
du XVIIIe au XIXe siècle, à une cadence annuelle de deux à
trois volumes. Lorsque les imprimeries juives locales commencèrent
à fonctionner, on imprima sur place des œuvres traitant pour la plupart
avec maîtrise et érudition, de commentaires talmudiques et de casuistique.
De savants rabbins, tels Itszhak Lumbroso (mort en 1752), Messaoud El Fassi (mort
en 1774) et Uziel el-Haïk (mort en 1810) ont attaché leur nom à
des œuvres qui furent imprimées à Livourne bien après leur
mort. Rappelons que c'est en 1768 que fut imprimé à Tunis le premier
livre hébraïque, Zera Itshak du rabbin Itshak Lumbroso. A la fin du
XVIIIe, le rabbin émissaire de Hébron, Haïm Yossef David Azoulay,
qui séjourna dans le pays des beys, rendra hommage à la science
des rabbins de Tunis, " grande ville de savants et d'écrivains."
Au XIXe siècle, la Tunisie des beys s'ouvre de plus en plus largement
aux influences européennes. Le souverain Ahmed Bey (1837-1855) entreprend
de moderniser son administration et son armée et inaugure une politique
de réformes. En vertu d'un accord signé au cours de l'année
1846, les juifs de Toscane qui se sont établis en Tunisie à une
date récente ou qui viendront s'y établir à l'avenir, obtiennent
le droit de conserver la qualité de Toscans sans limitation de temps. Cette
disposition encourage nombre de juifs de Livourne à venir s'installer en
Tunisie où ils constituent, à la différence des Livournais
arrivés au XVIIe siècle, une minorité étrangère
placée sous la protection du consul de Toscane. La presque totalité
des juifs du pays n'en continue pas moins à faire partie des sujets du
Bey et à être soumise au statut de dhimmis. C'est ce statut
qui allait être mis en question par ce qu'il faut bien appeler une manifestation
de fanatisme. Un cocher juif du nom de Batou Sfez, en état d'ivresse, eut
une altercation avec un musulman. Celui-ci l'accusa d'avoir maudit la religion
du Prophète. Il n'en fallut pas davantage pour que le cocher juif malmené
par une foule fanatisée, fût arrêté, jugé et,
conformément au droit musulman qui punit de mort le blasphème, condamné
à la peine capitale et exécuté le 24 juin 1857. La rigueur
de la peine, sans commune mesure avec la faute imputée, soulève
une vive émotion au sein de la population juive. Les consuls de France
et d'Angleterre à Tunis en tirent argument pour demander à Mohamed
Bey de s'engager dans la voie de réformes libérales, analogues à
celles décrétées dans l'Empire ottoman. Des pressions de
plus en plus vives amènent Mohamed Bey à proclamer le 10 septembre
1857, sous le nom de Pacte Fondamental, une déclaration de principes accordant
de larges garanties à tous : nationaux et étrangers, qu'ils soient
musulmans, juifs ou chrétiens. Son successeur, Mohamed es-Sadok Bey y ajoute
une constitution en date du 26 avril 1861 qui fit du pays une manière de
monarchie parlementaire. Ces textes novateurs mettent fin à toutes les
mesures discriminatoires officielles dont les juifs pâtirent dans le passé,
en leur reconnaissant les mêmes droits et les mêmes devoirs qu'aux
musulmans. Les réformes introduites par ces beys ne tardèrent
pas à grever les finances publiques. Pour y faire face, les beys furent
amenés à majorer les impôts en vigueur, en exaspérant
les masses. La révolte de 1864 amena le pouvoir à suspendre l'application
de la constitution et à donner un coup d'arrêt aux réformes.
Mais les juifs n'eurent pas à souffrir d'une remise en vigueur des anciennes
discriminations. Pour venir à bout de la révolte populaire, le bey
avait dû contracter un certain nombre d'emprunts dont les arrérages
pesaient lourdement sur le budget. Ne pouvant plus honorer ses engagements, la
Tunisie se vit imposer en 1869 la création d'une Commission financière
internationale. Dès lors le pays devint le TDéâtre de la lutte
d'influence des puissances et la pénétration économique de
la France, de l'Angleterre et de l'Italie s'intensifia. Un certain nombre de juifs
tunisiens qui entretenaient des relations commerciales avec les puissances européennes
obtinrent leur protection, ce qui leur permettait, tout en conservant la nationalité
tunisienne et le statut ersonnel défini par le droit mosaïque, de
devenir justiciables des juridictions consulaires, à l'égal des
ressortissants étrangers, échappant ainsi à l'arbitraire
de l'administration beylicale. L'influence de l'Europe s'exerçait également
sur le plan culturel. Les enfants des familles de la bourgeoisie tunisoise fréquentaient
des écoles protestantes. L'école ouverte à Tunis par l'Alliance
israélite universelle en 1878 permit aux familles juives de toutes les
classes sociales d'y envoyer leurs enfants. Tout en faisant une place à
l'histoire juive et à l'enseignement de l'hébreu, celle-ci dispensait
les programmes des écoles françaises. Dès lors s'amorça
une évolution de la population juive qui devait s'amplifier sous le Protectorat
français institué le 12 mai 1881 par le traité du Bardo.
Le protectorat français Le protectorat français
fut accueilli avec un certain enTDousiasme par des juifs de Tunisie, convaincus
que leur condition s'améliorerait sous l'égide d'une France qui
avait été la première nation à émanciper les
juifs. Et de fait, la situation économique de la communauté juive
prospéra à la faveur de l'économie coloniale. À la
première école de l'Alliance israélite s'en ajoutèrent
de nouvelles à Tunis, Sousse et Sfax. Mais la jeunesse juive fut aussi
de plus en plus nombreuse à fréquenter les écoles publiques
ouvertes dans les villes de Tunisie. La scolarisation des nouvelles générations
engendra l'acculturation de la population juive. Les familles juives aisées
abandonnèrent la hara pour s'installer dans les nouveaux quartiers "
européens ". Des imprimeries juives furent créées qui
permirent l'impression de livres de prière et de traités talmudiques
composés par des rabbins tunisiens, mais aussi de publications en judéo-arabe.
Une littérature populaire en judéo-arabe (rédigée
en caractères hébraïques) se développa vers 1860 avant
de s'éteindre complètement en 1960. Comme toute littérature
naissante, elle était composée d'œuvres d'emprunts, de traductions
ou d'imitations de l'arabe, de l'hébreu et du français. Près
de 1200 écrits verront le jour durant cette période : nouvelles,
contes, élégies, chansons bédouines ou égyptiennes,
polémiques, faits divers et problèmes d'actualité. À
cette production, il faut ajouter plus de soixante journaux quotidiens, hebdomadaires
ou bulletins éphémères. À son apogée, cette
littérature locale dont le but était de divertir et d'instruire
les masses dépassera les frontières de la Tunisie et sera lue dans
tout le Maghreb, de Benghazi à Casablanca. Les liens entretenus
par la communauté juive de Tunisie avec celle de Palestine ne se démentirent
jamais. L'émergence du mouvement sioniste en Europe inspira la formation
de plusieurs organismes sionistes : Agoudat Sion, Yoshevet Sion, Terahem Sion
qui, en 1920, s'unifièrent en une Fédération sioniste officielle.
Des cours d'hébreu moderne sont dispensés, et un grand intérêt
est manifesté pour les problèmes sociaux, économiques et
politiques vécus par la communauté juive de Palestine. Dès
1929 est créé en Tunisie le mouvement pionnier Hashomer Hatsaïr,
suivi, en 1933 du mouvement révisionniste Betar qui sera appelé
à devenir la base de l'impulsion sioniste future en Tunisie. L'adoption
des mœurs et de la culture françaises s'intensifie. L'occidentalisation
se traduit encore par l'adoption de nouveaux modèles familiaux et l'affaiblissement
des pratiques religieuses dans les classes dites " évoluées
". Désormais les publications en judéo-arabe sont délaissées
pour les journaux et revues en français, langue dans laquelle les écrivains
juifs tunisiens d'après la Première Guerre mondiale publient leurs
propres œuvres. La loi française du 20 décembre 1923 ayant
rendu plus aisées les conditions d'accès à la nationalité
française, des juifs tunisiens demandent et obtiennent leur naturalisation.
Prônée par les assimilationnistes, la naturalisation est combattue
par les traditionalistes parce qu'elle leur semble accélérer la
déjudaïsation, par les sionistes qui militent en faveur d'une solution
nationale de la question juive et par les marxistes qui souhaitent que les juifs
lient leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans. Si les
juifs tunisiens mettent moins d'empressement à vouloir devenir Français,
c'est sans doute parce que leur condition juridique s'est améliorée
: au lendemain de la Première Guerre mondiale en effet la communauté
juive avait été dotée d'un conseil d'administration élu
au suffrage universel avec représentation proportionnelle des " Livournais
" et des " Tunisiens ", par le décret beylical du 20 août
1921. Dans toutes les villes la population juive était en mesure de pourvoir
à ses besoins en matière de culte et d'assistance. Le statut personnel
des juifs de nationalité tunisienne était réglementé
par le droit mosaïque et les tribunaux rabbiniques étaient les seuls
compétents dans ce domaine. De plus, la population juive se trouvait représentée
dans toutes les assemblées consultatives du pays : chambres économiques,
conseils de caïdats, Grand Conseil. Si elle ne constituait qu'une faible
minorité de la population totale de Tunisie - moins de 2,5 % en 1936 -
elle possédait néanmoins tous les droits d'une minorité.
Cette période portera en germe tous les signes des mutations futures de
cette communauté que la Deuxième Guerre mondiale viendra perturber.
La deuxième guerre mondiale Après la
défaite de juin 1940 et l'établissement du régime de Vichy,
les juifs de nationalité tunisienne comme ceux qui avaient acquis la nationalité
française firent l'objet de toutes les mesures discriminatoires édictées
en France : exclus de toutes les fonctions publiques, les professions d'avocats
et de médecins limitées par le numerus clausus. La gestion de leurs
entreprises leur fut retirée et confiée à des administrateurs
provisoires " aryens ". En pleine application de ces mesures, la Tunisie
fut occupée par les armées de l'Axe, suite au débarquement
allié du 8 novembre 1943. Pendant six mois, de novembre 1942 à mai
1943, les juifs de Tunisie furent considérés par les forces d'occupation
comme des ennemis et traités en ennemis. Ayant pris en otages une centaine
de notables juifs qu'il menaçait d'exécuter, le Haut Commandement
allemand força la communauté juive de Tunis à fournir 3000
hommes qui furent dirigés vers les camps de travail obligatoire. Outre
les pénuries alimentaires et les bombardements intensifs des armées
alliées, lot de toute la population tunisienne, la population juive supporta
le poids de toutes les réquisitions militaires et fut frappée D'exorbitantes
amendes collectives pour indemniser les victimes d'une guerre dont la responsabilité
était attribuée à la " juiverie internationale ".
Des exécutions sommaires et des déportations individuelles dans
des camps de concentration européens punirent les contraventions à
l'ordre allemand, mais la victoire des alliés empêcha les nazis d'appliquer
aux juifs de Tunisie leur " solution finale ". Peu de temps après
la libération du pays par les armées alliées, le 7 mai 1943,
les dispositions édictées contre les juifs furent peu à peu
abrogées et les juifs bénéficièrent alors de conditions
favorables à leur essor. En 1946 ils étaient 70 000 de nationalité
tunisienne sans compter les 20 à 25 000 juifs de nationalités française,
italienne ou autre. La communauté de Tunis, réorganisée
par un décret du 13 mars 1947, et celles de " l'intérieur "
secondées par des œuvres sociales telles l'OSE, le JOINT et de nombreux
organismes locaux font reculer d'année en année le paupérisme
juif. Certes, il reste à l'intérieur du pays des communautés
qui ont conservé dans de nombreux domaines leur mode de vie traditionnel,
mais la diffusion quasiment généralisée de la langue et de
la culture françaises contribuent à la modernisation d'une part
croissante de la population juive. Désormais, l'émancipation
passe aussi par le sionisme, défendu par des journaux comme La Voix juive
et la Gazette d'Israël. Dès 1945 des jeunes émigrent pour aller
grossir les effectifs des pionniers d'Israël. Après l'Indépendance
de l'État d'Israël, l'émigration devient massive : quelque
25 000 juifs partiront pour Israël entre 1948 et 1955, surtout les éléments
traditionalistes de la population juive tunisienne. Les plus occidentalisés
des classes aisées se dirigeront vers la France. Depuis l'indépendance
Après l'indépendance proclamée le 20 mars 1956,
les dirigeants du pays, avec Habib Bourguiba à leur tête, s'attachent
à intégrer les juifs dans la nation tunisienne en abrogeant tout
ce qui pouvait les séparer de leurs compatriotes musulmans. Quelques
jours plus tard les citoyens tunisiens juifs et musulmans sont appelés
à élire la première Assemblée constituante. Le premier
gouvernement tunisien compte un ministre juif. Le 25 juillet 1957, l'abolition
du beylicat est votée à l'unanimité et Bourguiba proclamé
président de la République. Les réformes entreprises touchent
aussi la population juive : le 27 septembre 1957, le tribunal rabbinique est supprimé
et remplacé par une Chambre de statut personnel intégrée
dans les juridictions civiles. Onze magistrats juifs sont nommés qui occupent,
pour la première fois, de hautes fonctions judiciaires. Dans l'ensemble,
la politique de la République tunisienne sera libérale, mais la
situation (la constitution tunisienne édictant que la Tunisie est un pays
musulman, les discriminations positives qui excluaient les jeunes juifs du service
militaire, des passe-droits de plus en plus fréquents, ajoutés au
marasme économique notamment) mènera au départ de la plupart
des juifs qui avaient choisi de rester dans leur pays après l'indépendance.
La crise de Bizerte, en 1961, provoquée par le maintien de troupes
françaises dans cette base navale sans l'assentiment de la Tunisie, cinq
ans après l'indépendance, donne lieu à de sanglants incidents
qui, curieusement, engendrent une brutale flambée d'antisémitisme
chez une partie de la population musulmane. Elle fut suivie lors de la guerre
de Six-Jours (1967) par la mise à sac de boutiques juives et l'incendie
de la grande synagogue de Tunis. En 1971, l'assassinat d'un rabbin en plein cœur
de la capitale déclenche une nouvelle vague d'émigration. La
population juive de Tunisie se réduit à quelque 3 000 âmes
à l'heure actuelle. Les originaires de ce pays se sont dirigés les
uns vers Israël (50 000), les autres vers la France (35 000). Partagés
entre ces deux pays où ils se sont donné une nouvelle vie, ils sont
restés liés à la Tunisie par 2000 ans d'histoire.
Etat
de la population tunisienne d'après les recensements
|
Années
|
Total
|
Juifs tunisiens
|
Européens
|
Musulmans
|
%
|
1921 ... |
2.093.939
|
47.711
|
156.115
|
1.826.515
|
2,3 %
|
1926 ... |
2.159.708
|
53.022
|
173.281
|
1.864.908
|
2,5 %
|
1931 ... |
2.410.692
|
55.340
|
195.293
|
2.086.762
|
2,3 %
|
1936 ... |
2.608.313
|
59.222
|
213205.
|
2.265.750
|
2,3 %
|
1941* |
--
|
68.268
|
--
|
--
|
--
|
1946 ... |
3.230.952
|
70.971
|
239.549
|
2.832.978
|
2,2 %
|
1956 ... |
3.783.169
|
57.792
|
255.324
|
3.383.904
|
1,5 %
|
* Recensement établi
uniqument pour les Juifs sous les ordres du gouvernement de
Vichy; il comprend aussi bien les Juifs tunisiens que francais
et étrangers. |
Source : "Regards sur les Juifs
de Tunisie" par Robert ATTAL et Claude SITBON - ALBIN
MICHEL |
Population
juive tunisienne par année et par localité
|
Localités
|
1909 (a)
|
1921 |
1926 |
1931 |
1936 |
1946 |
1956 |
1976 |
Ariana |
153 |
1.373 |
1.169 |
2.637 |
2.619 |
3.128 |
2.678 |
|
Béjà |
540 |
1.140 |
1.035 |
986 |
998 |
1.011 |
620 |
20 |
Ben Gardane |
234 |
314 |
313 |
458 |
489 |
675 |
365 |
85 |
Bizerte |
1.125 |
1.522 |
1.390 |
1.250 |
1.342 |
1.037 |
958 |
15 |
Djerba |
3.000
|
3.779 |
3.828
|
4.098 |
4.109 |
4.294 |
2.684 |
1.100 |
Gabès |
1.271 |
2.523 |
2.495 |
2.459 |
2.552 |
3.210 |
2.252 |
70 |
Gafsa |
250 |
636 |
695 |
663 |
577 |
639 |
320 |
|
Hammam-Lif |
57 |
345 |
394 |
283 |
543 |
674 |
489 |
|
Kairouan |
483 |
294 |
270 |
236 |
226 |
168 |
82 |
|
La Goulette
et Carthage
|
825 |
1.540 |
2.057 |
843 |
1.668 |
3.641 |
3.327 |
|
La Marsa |
324 |
360 |
334 |
285 |
131 |
405 |
290 |
|
Le Kef |
750 |
784 |
812 |
891 |
807 |
357 |
313 |
|
Moknine |
699 |
595 |
616 |
635 |
651 |
612 |
125 |
|
Monastir |
405 |
195 |
168 |
166 |
142 |
124 |
33 |
|
Nabeul |
1.560 |
1.545 |
1.737 |
1.795 |
1.912 |
2.058 |
1.161 |
115 |
Nefta |
20 |
143 |
86 |
154 |
148 |
131 |
12 |
|
Sbeitla |
18 |
|
81 |
134 |
146 |
128 |
89 |
|
Sfax |
2.722 |
3.3331 |
3.265 |
3.058 |
3.466 |
4.223 |
3.168 |
205 |
Sousse |
2.681 |
3.531 |
3.728 |
3.672 |
3.741 |
3.574 |
3.282 |
320 |
Soliman |
212 |
195 |
188 |
137 |
182 |
161 |
65 |
|
Tunis |
24.000 |
19.020 |
24.131 |
25.399 |
27.345 |
34.194 |
32.000 |
4.600 |
(a)
: D'après E. VASSEL, le Juif à l'intérieur
de la Tunisie. |
Source : "Regards sur les Juifs de Tunisie"
par Robert ATTAL et Claude SITBON - ALBIN MICHEL |
Robert A. Attal, né à Paris en 1927, est depuis 1956 bibliothécaire
et bibliographe à l'Institut Ben-Zvi d'étude des communautés juives
orientales. Il est l'auteur d'une vaste et célèbre bibliographie
sur le judaïsme nord-africain, de plus d'une vingtaine douvrages
et d'innombrables articles sur le judaïsme oriental et maghrébin.
Pour sa contribution à l'étude et à la recherche
sur les Juifs des pays d'Orient et du Maghreb, il s'est vu décerner
en 1988 le Prix National du Mérite du Travail, celui de Jérusalem
en 1990, du Ministère des Cultes en 1992 et celui du Président
de l'Etat d'Israel, Ishak Ben- Zvi en 2001.
Claude Sitbon, né à Tunis en 1943, vit à Jérusalem depuis
1970. Diplômé de lEcole pratique des hautes études (Sorbonne), il
a mené de nombreuses recherches sur le judaïsme tunisien et a publié
sur ce thème des articles en hébreu et français. Actuellement directeur
du département francophone de la Fondation de Jérusalem, il a été
conseiller de Teddy Kollek, ancien maire de Jérusalem.
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